Thomas Chenel
Chapitre 1 – Bonsound avant Bonsound
Premier chapitre d'une série d'articles sur l'histoire de Bonsound créée à l'occasion du 20e anniversaire de la compagnie.
Le 1er octobre 2004, Gourmet Délice, Jean-Christian Aubry, Yanick Masse et Pierre B. Gourde s’installent dans un minuscule local de l’ancienne usine Cadbury, dans le nord-est du Plateau-Mont-Royal – c’est la naissance officielle de Bonsound, une toute petite entreprise qui ne tardera pas à devenir l’une des plus importantes de l’industrie musicale québécoise actuelle. On pourrait croire que l’union de ces quatre personnages était réfléchie, calculée, issue d’une vision commune claire et précise. C’est plutôt par pure inconscience que la compagnie a été créée; pas de plan d’affaires, pas d’analyse préalable des forces et faiblesses de chacun, même pas une amitié solide pour les unir. Ils se connaissaient, mais c’est l'urgence de répondre à des besoins qui les touchaient tous les quatre et l’idée selon laquelle l’union fait la force qui les réunit autour d’une même table, à se partager un seul téléphone.
On le sait bien, les entreprises qui se rendent jusqu’à l’âge légal de boire ne courent pas les rues de notre industrie musicale – encore moins celles qui ont été fondées sur un coin de table. C’est un secteur imprévisible, qui comporte un lot d'obstacles suffisant pour épuiser bon nombre d’équipes, tant d’un point de vue humain que financier. Pourtant, Bonsound n’a jamais cessé de croître tout au long des vingt dernières années, et ce malgré les quelques périodes creuses qui auraient pu signifier la fin. Avant de pouvoir expliquer cette longévité, un retour dans le passé s’impose.
Quatre fondateurs, quatre parcours différents
Trois des associés originaux de Bonsound avaient déjà de l’expérience dans l’industrie de la musique avant de se rencontrer. Gourmet était impliqué dans la scène rock indépendante de Québec depuis le début des années 1990. D’abord bassiste dans Les Secrétaires Volantes, un groupe garage punk culte, il déménage à Montréal à la fin de la décennie et rejoint les rangs du premier groupe de Xavier Caféïne (alors simplement nommé Caféïne), avant de former Le Nombre avec Jean-Philippe Roy, un autre ex-membre des Secrétaires en 2002. Il a d’ailleurs été le gérant et booker de la plupart des groupes dont il a fait partie, animé par son ambition et un entregent qui lui a rapidement permis de se développer un réseau de contacts considérable. Gourmet était aussi à la barre de Blow the Fuse Records, un petit label indépendant spécialisé dans le rock et le punk. Pour gagner sa vie, il se chargeait du graphisme et de la mise en page du cahier des nouveautés de Fusion III, un distributeur musical. En gros, la musique a toujours été le point central de sa vie – il ne connaissait rien d’autre, mis à part les plaisirs de la table.
Jean-Christian (JC) aussi était musicien : claviériste et membre de Gwenwed, un groupe originaire de Rouyn-Noranda et basé à Montréal qui mêlait le rock, la pop et l’électro. C’est d’ailleurs au sein de Gwenwed qu’on entend pour la première fois la voix de Philippe B, dont la carrière solo prendra éventuellement de l’importance au sein de Bonsound. JC était aussi membre de la formation Comme un homme libre, qui comptait dans ses rangs Joe, bassiste des Breastfeeders (on y reviendra), Karine Isabel, figure emblématique de L’Esco, bar légendaire de la rue Saint-Denis et pierre angulaire de la scène rock indépendante francophone de Montréal, et Marie-Eve Rochon, aujourd’hui directrice du département d'éditions de Bonsound. Les albums des deux groupes paraissaient sous l’étiquette Proxenett (un nom ironique qui ne passerait plus aujourd’hui, donné en référence aux labels d'une autre époque qui arnaquaient les artistes), qui appartenait à JC et son coloc Eric Morin, drummer et directeur artistique de Gwenwed ainsi que futur créateur et réalisateur de Mange ta ville, un magazine culturel TV qui deviendra très important pour la scène indie québécoise. C’est JC qui gérait le gros des opérations administratives de Proxenett. Son background était donc assez similaire à celui de Gourmet, quoiqu’un peu moins punk – et ça se ressentait dans sa façon de gérer les affaires de Gwenwed, beaucoup plus by the book que l’ethos DIY de Gourmet avec Blow the Fuse. Outre la musique, JC était aussi passionné d’urbanisme; il était d’ailleurs chercheur à l’INRS dans ce domaine avant la création de Bonsound.
La carrière musicale de Yanick était beaucoup plus modeste, et se résumait à une basse achetée à 16 ans puis revendue deux mois plus tard. Il n’avait peut-être pas d'expérience sur scène, mais il connaissait bien les rouages de l’industrie du spectacle. C’est lui qui gérait la programmation de L’Artishow, un bar de Joliette qu’il avait ouvert à 19 ans – il y organisait les shows d’artistes comme Fred Fortin, Mononc’ Serge et compagnie, mais aussi de bands locaux de Joliette et de Berthierville. Il a été propriétaire de L’Artishow pendant 7 ans, jusqu’à ce qu’il fasse faillite avec celui-ci. S’ensuivit un déménagement à Montréal, où il a été d’abord serveur puis gérant de salle du Cabaret Juste pour Rire, et s’est trouvé une deuxième job en tant que directeur de tournée de Yann Perreau, qui venait à l’époque de sortir son premier album solo.
Pierre, le quatrième associé, avait moins d’expérience concrète dans l'industrie, mais la même passion ardente pour la musique que les trois autres. En fait, avant de cofonder Bonsound, Pierre était fonctionnaire : il travaillait à l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ) et s’occupait d’un programme d’échange scolaire France-Québec axé sur les services culturels. Passionné de musique depuis sa jeunesse, il s’intéressait particulièrement au punk et au rock indépendant, mais l’importance qu’il y accordait à l’adolescence avait commencé à s’estomper graduellement au tournant de l’âge adulte. Dans les années 90, surtout si tu venais de la campagne, t’avais pas accès à une infinité de shows; on finissait souvent par toujours voir les mêmes bands, se rappelle-t-il. J’avais aussi de moins en moins de temps à consacrer à ça. Tout ça m’a fait décrocher un peu, je pense. Sa flamme s’est rapidement ravivée au début des années 2000 avec la démocratisation d’Internet, qui permettait de repousser les limites de la découverte musicale vers des horizons jusqu’alors inimaginables; on peut même dire qu’elle n’avait jamais brûlé aussi fort. À l’époque, Pierre avait déménagé à Montréal depuis peu, ce qui lui permettait d’assister aux shows d’une plus grande variété d’artistes. Il était aussi fraîchement célibataire, et venait de décrocher un emploi stable; il avait plus de temps et d’argent à investir dans sa passion.
Les quatre gars se connaissent de loin et se croisent à quelques reprises au début des années 2000 – certains jouent dans les mêmes circuits avec leurs groupes respectifs, d’autres ont des ami.e.s en commun.
La première fois que j’ai croisé Gourmet, c’était backstage au Spectrum pendant le tournage de l’émission Les folles nuits de Montréal, en 2001. Moi j’y étais avec Gwenwed, Gourmet était là avec Caféïne. On se connaissait plus ou moins de nom et de visage, mais je sais même pas si on s’est adressés la parole ce soir-là. — JC
Les Breastfeeders, un point de rencontre
À la même époque, un groupe émergent combine l’énergie du rock garage et les mélodies du mouvement yé-yé : Les Breastfeeders commencent à faire jaser à Montréal par la seule force de leurs spectacles, sans même avoir un album ou un EP à leur actif. Le groupe sert de point de rencontre pour les futurs fondateurs de Bonsound, qui gravitent tous les quatre autour du band pour des raisons différentes. C’est dans ce contexte qu’ils passent de simples connaissances lointaines à partenaires d’affaires.
Dès le départ, c’est Yanick qui est le plus proche du groupe. Sa blonde de l’époque vit en colocation avec Johnny Maldoror, tambouriniste et bête de scène des Breastfeeders. À force de côtoyer le groupe et de les voir en show, Yanick se rend compte qu’ils n’ont pas de gérance, et qu’il serait intéressé à prendre le rôle en main. Il n’a jamais fait ça, mais décide quand même de leur en parler; après tout, il se doute bien qu’il est beaucoup plus organisé qu’eux, même sans expérience. Le timing est bon, ils viennent justement de gagner le droit d’envoyer un.e représentant.e aux Rencontres Trans Musicales à Rennes, en France. Le band accepte donc de prendre Yanick comme gérant, et l’envoie aux Trans Musicales. On lui donne aussi une deuxième mission : Y’a un gars à Montréal avec un p’tit label qui serait peut-être intéressé à sortir notre album. C’est Gourmet Délice, son nom. Tu devrais l’appeler pis checker ça avec lui.
De son côté, Gourmet connaissait de loin les membres du groupe, mais c’est par le biais de son day job qu’il commence à s’y intéresser sérieusement. Un collègue chez Fusion III connaît bien Les Breastfeeders et met la main sur leurs démos, qu’il refile à Gourmet. Quand Yanick le contacte pour parler officiellement d’une potentielle sortie sur Blow the Fuse, Gourmet accepte sans hésiter, mais le prévient qu’il est seul à la barre du label. En discutant avec lui, Yanick réalise que Gourmet n’a peut-être pas les ressources nécessaires pour satisfaire à lui seul l’ambition des Breastfeeders. Certes, il pouvait distribuer un peu partout avec Blow the Fuse et son expérience dans les circuits indépendants lui avait amené un bon réseau de contacts, mais ses connaissances de l’industrie grand public, des subventions et autres technicalités légales de commercialisation à plus grande échelle n’étaient pas tout à fait développées. Les deux gars en conviennent que Les Breastfeeders ont besoin d’une équipe plus fournie, avec plus d’argent et de temps à investir sur le projet, mais force est d’admettre que le band est un bon fit pour l’étiquette. J’ai un nouvel ami qui a réussi à m’obtenir une subvention pour les Breast, dit Yanick à Gourmet pendant l’un de leurs premiers meetings. C’est Jean-Christian, son nom. Il connaît bien le band, je suis sûr qu’il serait prêt à nous aider avec la sortie de l’album.
Pendant que Gourmet et Yanick entament les discussions, Gwenwed, le groupe de JC, partage un local de pratique avec Les Breastfeeders. C’est d’ailleurs comme ça qu’il se ramasse à jouer du clavier sur quelques chansons de leur premier album et à les accompagner sur certains shows. Quand le band a besoin d’un Farfisa, JC n'est jamais bien loin! Non seulement connaît-il bien le band, il faut savoir qu’il a toujours eu une facilité avec les documents légaux et contractuels qui va au-delà de ce qu’on attend d’un musicien. Gwenwed n’a pas de gérance, c’est donc lui qui s’occupe des technicalités nécessaires au développement du groupe. Au moment de sortir le premier album des Breastfeeders, il a déjà acquis un peu d’expérience dans tout ce qui touche les aspects entrepreneuriaux de l’industrie musicale : éditions, distribution, demandes de subventions, finances, toute la poutine. Puisque Yanick a déjà bénéficié de son aide, il sait que JC serait un atout pour la sortie de l’album.
Et Pierre, dans tout ça? Il rencontre Gourmet dans le cadre d’un événement qu’il organise et pour lequel il engage Caféïne. En faisant connaissance, les deux gars se rendent compte qu’ils sont liés par la blonde de Pierre, qui est aussi la sœur de Jean-Philippe Roy, guitariste du Nombre. Ils deviennent rapidement amis, unis par leurs goûts musicaux similaires. De fil en aiguille, Pierre commence à aider Gourmet, d’abord comme booker du Nombre, puis d’autres groupes affiliés à Blow the Fuse, notamment Les Breastfeeders.
La classe moyenne de la scène montréalaise
Yanick, Gourmet, JC et Pierre se retrouvent donc à travailler ensemble avec Les Breastfeeders, et frappent tous le même mur – il y a un manque flagrant de services au Québec pour les groupes indie émergents. En fait, Les Breastfeeders se retrouvent coincés entre les quelques grosses maisons de disques grand public et les entreprises DIY issues des scènes alternative, punk et métal. C’est un problème que nos protagonistes connaissent très bien : JC le vit d’ailleurs en temps réel avec Gwenwed.
À l’époque, personne ne voulait signer de bands indie rock. Audiogram était beaucoup trop grand public pour prendre le risque de signer un artiste qui ne serait pas un succès de ventes quasi-garanti. La Tribu, qui existait depuis quelques années, représentait pas mal de groupes alternatifs à ses débuts, mais semblait prendre un virage plus chanson depuis la signature des Cowboys Fringants. D’un autre côté, il y avait une poignée de labels indépendants, par exemple Indica Records, qui pouvaient offrir des services très décents, mais qui étaient généralement axés sur une scène précise; ça restait très contingenté, en quelque sorte. On (Gwenwed) ne faisait pas du punk ou du métal, donc on n’était pas un bon fit pour les services offerts à ces scènes-là. — JC
L’enjeu est particulièrement complexe parce qu’il ne concerne pas que les maisons de disques. On peut observer le même problème dans la plupart des secteurs de l’industrie. Très peu d’agences de spectacles s’intéressent au rock alternatif – Louis Carrière avait fondé Preste quelques années auparavant, mais la compétition est féroce. Tout le monde rêvait de se faire booker par Louis Carrière, se rappelle JC. Les relationnistes de presse à leur compte en musique sont alors beaucoup plus rares qu’ils le sont aujourd’hui, et les artistes indépendants ne peuvent pas forcément se permettre leurs services.
En fait, c’est d’une espèce de classe moyenne qui n’existe pas vraiment dont les gars ont besoin : des services complets et professionnels pour des artistes plus alternatifs, un équilibre entre le commercial et le 100% DIY. Les Breastfeeders, Caféïne, Gwenwed, tous ces groupes avaient quand même un côté pop, on pouvait voir un potentiel commercial modeste. Mais pour ça, on avait besoin de services! Des artistes originaux et talentueux qui tombent dans une craque comme ça, il y en a beaucoup à l’époque, et ceux qui fonderont bientôt Bonsound le savent très bien.
Une entreprise créée par nécessité
Cette réalisation de l’ampleur du manque de services pour les artistes indépendants au Québec est le premier élément déclencheur de la création de Bonsound. Un autre, beaucoup plus personnel, trotte déjà dans la tête des quatre futurs associés : ils sont tous un peu au pied du mur à leur façon, pris dans une sorte de croisée des chemins. Pour Gourmet, c’est de plus en plus difficile de concilier sa job chez Fusion III, les opérations de Blow the Fuse et sa carrière musicale. Quand l’opportunité de partir en tournée avec Le Nombre en Europe deux fois dans la même année se présente à lui, il se fait dire par son supérieur chez Fusion III qu’il doit choisir entre son poste et son band. Il troque donc son emploi pour le chômage.
À l’époque, j’étais déjà rendu à 36 ans, et la pression de trouver un vrai métier se faisait de plus en plus sentir. Toute ma vie adulte avait été entièrement dédiée à la musique, je n'avais aucune autre expérience ni l’envie de faire autre chose. — Gourmet
JC a une perception bien différente de sa carrière musicale, dont il a déjà fait le deuil depuis un bout de temps. Je savais déjà que je ne resterais pas musicien toute ma vie, que j'avais besoin d’un autre mode de vie. Il hésite entre se lancer complètement dans le monde académique et laisser sa passion de jeunesse pour la musique de côté, ou faire quelque chose d’autre en lien avec l’industrie musicale. Quant à lui, Yanick vient tout juste de faire faillite avec son bar, ce qui le laisse évidemment dans une situation financière difficile. Le Cabaret Juste pour Rire, c’est une jobine en attendant de trouver autre chose, et la direction de tournée de Yann Perreau n’est pas assez payante pour subvenir à ses besoins. Contrairement aux deux autres, Yanick n’a aucunement l’intention de faire carrière dans l’industrie de la musique à long terme, et ce même s'il a les deux pieds dedans. Finalement, Pierre aide toujours Gourmet avec le booking des artistes signés chez Blow the Fuse, mais il a perdu l’emploi qui lui permettait de gagner sa vie.
La table est mise, les premières discussions au sujet de l’éventuelle création de Bonsound ont lieu. Pendant à peu près un an, Yanick, JC, Pierre et Gourmet parlent de se lancer en affaires ensemble. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils veulent fonder une entreprise qui pourrait combler le manque de services accessibles à cette fameuse classe moyenne musicale dont ils pensent faire partie. Ils finissent éventuellement par trouver un nom – Gourmet avait acheté le nom de domaine bonsound.com en 1999, sans avoir la moindre idée de ce à quoi ça servirait. Le choix est donc évident, même pas besoin d’y réfléchir. Après ça, le premier move a été de louer un local, avant même d'avoir une vision claire des services qui seraient offerts par Bonsound; le loyer entre en vigueur le 1er octobre 2004. La vie étant ce qu’elle est, les gars ont à peine le temps de cligner des yeux qu’ils doivent déjà s’installer dans leur nouveau bureau, sans plan d’action concret. Ils investissent chacun 435$ dans un fond commun qui servira aux finances de l’entreprise – c’est tout ce qu’ils peuvent se permettre.
On n’avait pas grand-chose à perdre, dans le fond. Même si ça plantait après un an, on était assez jeunes pour se relever. On avait juste à louer un local, c’est pas comme si on ouvrait un restaurant et qu’on devait investir une grosse somme d’argent dès le départ. Même-là, le local servait surtout à symboliser la prise au sérieux du projet et à faciliter la communication entre nous quatre. — Yanick
Si c’était à refaire, jamais on ne referait ça de la même façon aujourd’hui. Quand on y pense deux minutes, c’était vraiment une mauvaise idée : on ne se connaissait pas vraiment, pis on n’avait pas une crisse de cenne. — JC
C'est donc dans un contexte incertain à s’en ronger les ongles que Bonsound voit officiellement le jour. S’ensuivent vingt ans de succès et d’échecs, de partys mémorables (ou pas) et de travail acharné, de moments inoubliables et d’autres qu’on préfèrerait oublier, mais surtout vingt ans de musique.
Vingt ans d’histoire à découvrir dans les prochains articles de cette nouvelle série qui seront publiés ici-même, sur le Blog Bonsound.
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