Chapitre 2 - L’origine d’un nouveau modèle d’affaires
Deuxième chapitre d'une série d'articles sur l'histoire de Bonsound créée à l'occasion du 20e anniversaire de la compagnie.
Fait que c’est ça, 1er octobre 2004, Bonsound existe pour vrai, avec un local pis toute. Jean-Christian Aubry, Yanick Masse, Gourmet Délice et Pierre Gourde se retrouvent avec une entreprise à bâtir, mais ne savent pas encore précisément quelle forme elle prendra, ni de quelle façon elle se financera. L’argent sera d’ailleurs une source considérable de stress et de défis tout au long de la première année d’existence de la compagnie, et les problèmes n'attendront pas le 2 octobre pour se pointer le bout du nez.
Précarité financière et débrouillardise
En fait, une mauvaise surprise se révèle aux quatre associés dès le paiement du premier mois de loyer. Gourmet a quelques centaines de piasses dans le compte de Blow the Fuse, et le loyer est assez abordable, même pour l’époque – c’est donc lui qui s’occupe de payer le premier mois. Peu de temps après avoir préparé le chèque, Gourmet reçoit un appel de son ami Vincent Posadzki, batteur des Secrétaires Volantes; un simple rappel amical qu’il lui doit encore 29$. Pourquoi? Ça, on s'en rappelle pas, mais crisse qu’on se rappelle du montant, par exemple. Pas de problème, Gourmet signe le chèque et le remet à Vincent, sans se demander s’il a les fonds nécessaires; après tout, on parle seulement de 29$, pas de quoi se ruiner. Vincent encaisse son chèque et récolte son dû avec succès, mais le propriétaire du local n’a pas la même chance quand vient le temps d’encaisser le sien le 1er octobre venu… Le chèque rebondit, il manque 4,25$ dans le compte de Blow the Fuse. Oups.
La situation se règle assez rapidement, mais ce n’est qu’un avant-goût des péripéties qui attendent Bonsound. Une fois le mois d’octobre entamé, les associés décident d’organiser un party de financement au bureau, question de pouvoir s’acheter le strict minimum en termes de matériel. Les ventes d’alcool rapportent 608$, et c’est Yanick qui est chargé d’aller le déposer à la banque le lendemain.
J’avais déjà un arrêt à faire à L’Esco cette journée-là, probablement pour leur donner des posters, donc je me suis porté volontaire pour aller déposer l’argent en même temps. En plus de l’argent du party, j’avais d’autres petits trucs à déposer, genre des rouleaux de 25 cennes pis des chèques de revenus de shows. Je suis allé faire mon dépôt à la banque après être passé à L’Esco, pis j’ai regardé le relevé seulement à mon retour au bureau. J’ai tout de suite catché qu’il y avait un problème, pis en faisant le calcul je me suis dit : tabarnak, ça marche pas, il manque 608$! — Yanick
C’est comme ça que Yanick réalise qu’il a perdu l’argent en chemin. Les revenus du party étaient placés dans une enveloppe, à l’écart du reste du dépôt. On ne l’a jamais retrouvée. Tout ce que le party de financement aura rapporté aux gars, c’est un bordel dans leur nouveau bureau et le ménage le plus déprimant de leurs vies.
À cette époque, JC est le seul à posséder une carte de crédit, et celle-ci sert principalement à financer les activités de la compagnie. Limitée à 1500$, elle est évidemment toujours loadée : Ça nous arrivait souvent d’avoir même pas assez de fonds pour acheter un paquet de papier à 7$. La carte de crédit de JC nous a souvent sauvé pour ce genre de dépenses, se rappelle Gourmet. Le papier d’imprimante peut sembler anodin, mais à une époque où les courriels n’ont pas encore été démocratisés, ça représente une dépense considérable; les contrats de shows, par exemple, s’envoient toujours par la poste ou par fax. Pas de papier, pas de contrat. Ça, c’est sans compter l’encre pour imprimante, qui est beaucoup plus dispendieuse. Pour s’en procurer, les gars doivent laisser la commodité de côté : hors de question d’acheter des cartouches d’encre préremplies quand on peut se faire chier à remplir les cartouches vides soi-même à grands coups de seringue. C’est gossant, c’est salissant, ça demande de la minutie pis ça fait perdre un peu de temps, mais ça coûte pas mal moins cher pis c’est mieux que rien. C’est aussi vraiment préférable pour l’environnement, mais ce point-là ne fait pas encore partie des priorités de Bonsound en 2004.
Un milieu de travail atypique
Malgré les problèmes d’argent qui s’enchaînent, les gars sont relativement chanceux et réussissent toujours à s’en sortir. On combinait nos ressources : si l’un de nous quatre avait du pain, un autre du beurre de peanuts et un troisième des pogos, on était safe pour passer à travers la journée, dit Gourmet. Exact, on était pauvres, mais faut pas non plus exagérer, on réussissait quand même à se débrouiller, complète JC. Même si on a fait un peu moins de 18 000$ chacun dans la première année, on avait un toit sur la tête, on mangeait, on pouvait se payer du weed et des pintes à L’Esco. C’était suffisant pour survivre, à l’époque.
Parlant de weed, le cannabis fait partie intégrante de la vie de bureau chez Bonsound, surtout pour Pierre et Gourmet – si bien que sa consommation est à l’origine du tout premier règlement de l’entreprise, proposé par Yanick et JC : interdiction de fumer du pot avant 11h du matin.
On se grattait jusqu’à 11h en attendant de pouvoir fumer un bat, mais on était quand même d’accord avec le règlement. De toute façon, ça ne nous tentait plus de commencer aussi tôt; c’est pas l’fun d’être gelé comme une balle à 14h pis de devoir appeler CISM pour dealer des affaires de partenariat! — Gourmet
Ça ne sent pas seulement le pot dans le premier bureau; rappelons que l’interdiction de fumer la cigarette dans les édifices publics n’est pas encore en vigueur au Québec en 2004-2005. Heureusement, parce qu’autrement JC serait souvent dehors – à l’époque, on peut quasiment considérer son cendrier comme un outil de travail. Il arrêtera de fumer quelques années plus tard, mais ceux et celles qui l’ont côtoyé avant ça s’en rappellent ardemment.
Évidemment, les gars ne passent pas leur temps à fumer en fixant les murs; ils prennent la concrétisation de leur projet très au sérieux. On travaillait sans arrêt, 7 jours sur 7, se rappelle Yanick. On n’avait pas d’enfants, pas de relation sérieuse; notre vie, c’était Bonsound. Mais on ne s’en plaignait pas, on trouvait ça tout à fait normal. On n’avait rien de plus pertinent à faire. Leurs efforts portent fruit, et la mission de l’entreprise devient rapidement de plus en plus claire. Rappelons que la raison d’être initiale de Bonsound était de répondre aux besoins des groupes avec lesquels ils travaillent déjà (notamment Les Breastfeeders) en leur offrant des services qui leur seraient autrement inaccessibles.
Diversifier son offre de services pour survivre
Dès le départ, on savait qu’on n’allait jamais vendre de disques en malade, qu’on ne ferait jamais de tournées dans d’énormes salles; on voulait faire les choses autrement. Notre but n’était pas de travailler avec des artistes qui avaient le potentiel de devenir mainstream - pas parce qu’on n’aimait pas la musique plus grand public, mais parce qu’on se reconnaissait pas là-dedans. On s’est dit que si on s’occupe de la promotion et des relations de presse nous-mêmes au lieu de payer du monde à l’externe, qu’on s’occupe du booking, de la production de spectacles, de nos propres demandes de subventions, peut-être que dans ce cas-là on va être capable de survivre. On s’est d’abord créé les services dont on avait besoin pour nos projets, pis on a vu que ça marchait. On savait aussi que les ventes de disques allaient de moins en moins bien, mais que les gens allaient continuer à aller voir des shows. On a réalisé que l’argent se trouvait peut-être plus dans les spectacles et les services auxiliaires que dans la vente de disques. La vision était donc de bâtir une entreprise de services; le label était le plus bas dans nos priorités, déjà parce qu’on avait encore nos petits labels, mais aussi parce qu’on n’en voyait pas l’intérêt. On voulait offrir nos services aux autres labels. — JC
C’est donc par nécessité et débrouillardise, et non par génie créatif, que Bonsound développe le modèle d’affaires qui deviendra la norme de l’industrie vingt ans plus tard. Un modèle qui ne tardera pas à faire ses preuves; si les premiers jours de l’entreprise sont définis par l’incertitude et la précarité, la chance finit par sourire aux gars lorsqu’ils reçoivent un appel qui va changer leur vie, et ce moins d’un mois après leur ouverture officielle.
À l’autre bout du fil, Eli Bissonnette, le fondateur du label indépendant Dare to Care Records, propose à Bonsound de faire équipe avec lui autour d’un projet très particulier. Ce band-là va marcher, mais pour ça, j’ai besoin d’aide. Seul à s’occuper du label, Eli n’a pas le temps ni les ressources nécessaires pour prendre en charge la gérance, le booking et la promo du band – comme c’était le cas pour Blow the Fuse avec Les Breastfeeders.
Le band en question, c’est Malajube – certainement l’un des groupes québécois les plus marquants des années 2000. À l’époque, le groupe est encore relativement inconnu, sur le point de sortir Le compte complet, son premier album. L’opportunité de travailler avec Malajube est un énorme coup de chance pour Bonsound, et les gars sont charmés dès la première écoute; ils acceptent sans hésiter. Les deux entreprises commencent à travailler ensemble sur le projet – Dare to Care en tant que label, Bonsound en tant que gérants, agents de spectacles, promoteurs… tout le reste, dans le fond. Le compte complet voit le jour le 2 novembre 2004, et un spectacle de lancement a lieu un mois plus tard au Café Campus.
Je me rappelle très bien qu’au lancement au Café Campus, j’étais en haut sur la mezzanine avec Yanick, pis les deux on se regardait pis on se disait : Ok man, ça va vraiment marcher c’te band-là. Le feeling était très fort dès le début. Pis je regardais le band jouer devant tout le monde qui capotait… leur succès était assuré à nos yeux. — JC
La gérance, point d’ancrage de la compagnie
Si Les Breastfeeders sont à l’origine de la création de Bonsound, la signature de Malajube est en quelque sorte l’événement qui cristallise le modèle d’affaires de la compagnie : offrir une gamme complète de services à la carte à des artistes émergents, selon leurs besoins, le tout mené avec la philosophie du management. Ce dernier point est particulièrement important, comme l’explique JC : L’esprit de management est au cœur de l’essence de Bonsound depuis toujours, et c’est le trait le plus important encore aujourd’hui. Tout part de là.
Plusieurs des aspects qui caractérisent Bonsound sont directement liés à cette façon de voir les choses. Déjà, les contrats pour les différents services ont toujours été séparés pour permettre un maximum de flexibilité aux artistes, et conçus avec cette question en tête : en tant que gérant / artiste, est-ce que je serais down de signer ce contrat? Les quatre associés ont aussi très vite adopté la ligne directrice selon laquelle le rayonnement de la marque Bonsound ne devrait jamais prioriser sur celui des artistes qu’elle représente. En accord avec cette idée, le premier logo de la compagnie était extrêmement sobre, si on peut même appeler ça un logo; c’était plus une police d’écriture, rendu là. Tous ces aspects sont d’ailleurs résumés en une phrase dans la description officielle de l’entreprise : Bonsound est au service des artistes avec qui elle travaille et ne possède pas leur propriété intellectuelle.
La gérance est le point central de l’entreprise depuis ses débuts, mais les gars n’ont jamais eu l’intention de s’y limiter, justement parce que c’est un métier intrinsèquement limitatif : c’est trop prenant pour permettre de travailler sur un grand nombre de projets. L’implication est totale et très intense, c’est le service qui tire le plus de jus et qui prend le plus de temps à développer et à devenir rentable, surtout si les artistes sont en début de carrière et que tout est à faire. C’est pas juste une question de business; être gérant.e, ça implique souvent de développer et entretenir des amitiés avec les artistes. Qu’on le veuille ou non, c’est difficile de maintenir une relation strictement professionnelle quand on passe autant de temps avec quelqu’un et qu’on travaille aussi fort sur son projet. C’est encore plus complexe quand on travaille avec des bands; la gestion de conflits, la médiation et autres aptitudes interpersonnelles deviennent presque aussi importantes que les compétences professionnelles. Toute cette charge émotionnelle s’ajoute à l’implication déjà très lourde que nécessite le métier.
On voulait éviter de devoir dire non à des projets qui nous font tripper juste parce qu’on n’a plus de place pour eux, pis diviser nos services en différents contrats nous permettait d’avoir plus de flexibilité. C’est pas parce qu’on peut pas prendre un band en management qu’on peut pas l’aider avec le booking ou la promo. — Gourmet
À partir de ce stade-ci, tout va aller très vite pour Bonsound : au fil des mois, l’entreprise signera de nouveaux artistes, engagera sa première employée, verra le départ d’un de ses associés, développera son offre de services et se bâtira une équipe qui prendra de plus en plus d’ampleur. C’est l’occasion parfaite pour laisser la parole à celles et ceux sans qui le succès de la compagnie aurait été impossible – le staff et, surtout, les artistes. À lire dans les prochains chapitres!