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Chapitre 1 – Bonsound avant Bonsound

Premier chapitre d'une série d'articles sur l'histoire de Bonsound créée à l'occasion du 20e anniversaire de la compagnie.

Le 1er octobre 2004, Gourmet Délice, Jean-Christian Aubry, Yanick Masse et Pierre B. Gourde s’installent dans un minuscule local de l’ancienne usine Cadbury, dans le nord-est du Plateau-Mont-Royal – c’est la naissance officielle de Bonsound, une toute petite entreprise qui ne tardera pas à devenir l’une des plus importantes de l’industrie musicale québécoise actuelle. On pourrait croire que l’union de ces quatre personnages était réfléchie, calculée, issue d’une vision commune claire et précise. C’est plutôt par pure inconscience que la compagnie a été créée; pas de plan d’affaires, pas d’analyse préalable des forces et faiblesses de chacun, même pas une amitié solide pour les unir. Ils se connaissaient, mais c’est l'urgence de répondre à des besoins qui les touchaient tous les quatre et l’idée selon laquelle l’union fait la force qui les réunit autour d’une même table, à se partager un seul téléphone.

Gourmet, Pierre, JC et Yanick

On le sait bien, les entreprises qui se rendent jusqu’à l’âge légal de boire ne courent pas les rues de notre industrie musicale – encore moins celles qui ont été fondées sur un coin de table. C’est un secteur imprévisible, qui comporte un lot d'obstacles suffisant pour épuiser bon nombre d’équipes, tant d’un point de vue humain que financier. Pourtant, Bonsound n’a jamais cessé de croître tout au long des vingt dernières années, et ce malgré les quelques périodes creuses qui auraient pu signifier la fin. Avant de pouvoir expliquer cette longévité, un retour dans le passé s’impose.

Quatre fondateurs, quatre parcours différents

Trois des associés originaux de Bonsound avaient déjà de l’expérience dans l’industrie de la musique avant de se rencontrer. Gourmet était impliqué dans la scène rock indépendante de Québec depuis le début des années 1990. D’abord bassiste dans Les Secrétaires Volantes, un groupe garage punk culte, il déménage à Montréal à la fin de la décennie et rejoint les rangs du premier groupe de Xavier Caféïne (alors simplement nommé Caféïne), avant de former Le Nombre avec Jean-Philippe Roy, un autre ex-membre des Secrétaires en 2002. Il a d’ailleurs été le gérant et booker de la plupart des groupes dont il a fait partie, animé par son ambition et un entregent qui lui a rapidement permis de se développer un réseau de contacts considérable. Gourmet était aussi à la barre de Blow the Fuse Records, un petit label indépendant spécialisé dans le rock et le punk. Pour gagner sa vie, il se chargeait du graphisme et de la mise en page du cahier des nouveautés de Fusion III, un distributeur musical. En gros, la musique a toujours été le point central de sa vie – il ne connaissait rien d’autre, mis à part les plaisirs de la table.

Jean-Christian (JC) aussi était musicien : claviériste et membre de Gwenwed, un groupe originaire de Rouyn-Noranda et basé à Montréal qui mêlait le rock, la pop et l’électro. C’est d’ailleurs au sein de Gwenwed qu’on entend pour la première fois la voix de Philippe B, dont la carrière solo prendra éventuellement de l’importance au sein de Bonsound. JC était aussi membre de la formation Comme un homme libre, qui comptait dans ses rangs Joe, bassiste des Breastfeeders (on y reviendra), Karine Isabel, figure emblématique de L’Esco, bar légendaire de la rue Saint-Denis et pierre angulaire de la scène rock indépendante francophone de Montréal, et Marie-Eve Rochon, aujourd’hui directrice du département d'éditions de Bonsound. Les albums des deux groupes paraissaient sous l’étiquette Proxenett (un nom ironique qui ne passerait plus aujourd’hui, donné en référence aux labels d'une autre époque qui arnaquaient les artistes), qui appartenait à JC et son coloc Eric Morin, drummer et directeur artistique de Gwenwed ainsi que futur créateur et réalisateur de Mange ta ville, un magazine culturel TV qui deviendra très important pour la scène indie québécoise. C’est JC qui gérait le gros des opérations administratives de Proxenett. Son background était donc assez similaire à celui de Gourmet, quoiqu’un peu moins punk – et ça se ressentait dans sa façon de gérer les affaires de Gwenwed, beaucoup plus by the book que l’ethos DIY de Gourmet avec Blow the Fuse. Outre la musique, JC était aussi passionné d’urbanisme; il était d’ailleurs chercheur à l’INRS dans ce domaine avant la création de Bonsound.

La carrière musicale de Yanick était beaucoup plus modeste, et se résumait à une basse achetée à 16 ans puis revendue deux mois plus tard. Il n’avait peut-être pas d'expérience sur scène, mais il connaissait bien les rouages de l’industrie du spectacle. C’est lui qui gérait la programmation de L’Artishow, un bar de Joliette qu’il avait ouvert à 19 ans – il y organisait les shows d’artistes comme Fred Fortin, Mononc’ Serge et compagnie, mais aussi de bands locaux de Joliette et de Berthierville. Il a été propriétaire de L’Artishow pendant 7 ans, jusqu’à ce qu’il fasse faillite avec celui-ci. S’ensuivit un déménagement à Montréal, où il a été d’abord serveur puis gérant de salle du Cabaret Juste pour Rire, et s’est trouvé une deuxième job en tant que directeur de tournée de Yann Perreau, qui venait à l’époque de sortir son premier album solo.

Pierre, le quatrième associé, avait moins d’expérience concrète dans l'industrie, mais la même passion ardente pour la musique que les trois autres. En fait, avant de cofonder Bonsound, Pierre était fonctionnaire : il travaillait à l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ) et s’occupait d’un programme d’échange scolaire France-Québec axé sur les services culturels. Passionné de musique depuis sa jeunesse, il s’intéressait particulièrement au punk et au rock indépendant, mais l’importance qu’il y accordait à l’adolescence avait commencé à s’estomper graduellement au tournant de l’âge adulte. Dans les années 90, surtout si tu venais de la campagne, t’avais pas accès à une infinité de shows; on finissait souvent par toujours voir les mêmes bands, se rappelle-t-il. J’avais aussi de moins en moins de temps à consacrer à ça. Tout ça m’a fait décrocher un peu, je pense. Sa flamme s’est rapidement ravivée au début des années 2000 avec la démocratisation d’Internet, qui permettait de repousser les limites de la découverte musicale vers des horizons jusqu’alors inimaginables; on peut même dire qu’elle n’avait jamais brûlé aussi fort. À l’époque, Pierre avait déménagé à Montréal depuis peu, ce qui lui permettait d’assister aux shows d’une plus grande variété d’artistes. Il était aussi fraîchement célibataire, et venait de décrocher un emploi stable; il avait plus de temps et d’argent à investir dans sa passion.

Les quatre gars se connaissent de loin et se croisent à quelques reprises au début des années 2000 – certains jouent dans les mêmes circuits avec leurs groupes respectifs, d’autres ont des ami.e.s en commun.

La première fois que j’ai croisé Gourmet, c’était backstage au Spectrum pendant le tournage de l’émission Les folles nuits de Montréal, en 2001. Moi j’y étais avec Gwenwed, Gourmet était là avec Caféïne. On se connaissait plus ou moins de nom et de visage, mais je sais même pas si on s’est adressés la parole ce soir-là. — JC

Les Breastfeeders, un point de rencontre

À la même époque, un groupe émergent combine l’énergie du rock garage et les mélodies du mouvement yé-yé : Les Breastfeeders commencent à faire jaser à Montréal par la seule force de leurs spectacles, sans même avoir un album ou un EP à leur actif. Le groupe sert de point de rencontre pour les futurs fondateurs de Bonsound, qui gravitent tous les quatre autour du band pour des raisons différentes. C’est dans ce contexte qu’ils passent de simples connaissances lointaines à partenaires d’affaires.

Les Breastfeeders en 2002

Dès le départ, c’est Yanick qui est le plus proche du groupe. Sa blonde de l’époque vit en colocation avec Johnny Maldoror, tambouriniste et bête de scène des Breastfeeders. À force de côtoyer le groupe et de les voir en show, Yanick se rend compte qu’ils n’ont pas de gérance, et qu’il serait intéressé à prendre le rôle en main. Il n’a jamais fait ça, mais décide quand même de leur en parler; après tout, il se doute bien qu’il est beaucoup plus organisé qu’eux, même sans expérience. Le timing est bon, ils viennent justement de gagner le droit d’envoyer un.e représentant.e aux Rencontres Trans Musicales à Rennes, en France. Le band accepte donc de prendre Yanick comme gérant, et l’envoie aux Trans Musicales. On lui donne aussi une deuxième mission : Y’a un gars à Montréal avec un p’tit label qui serait peut-être intéressé à sortir notre album. C’est Gourmet Délice, son nom. Tu devrais l’appeler pis checker ça avec lui.

De son côté, Gourmet connaissait de loin les membres du groupe, mais c’est par le biais de son day job qu’il commence à s’y intéresser sérieusement. Un collègue chez Fusion III connaît bien Les Breastfeeders et met la main sur leurs démos, qu’il refile à Gourmet. Quand Yanick le contacte pour parler officiellement d’une potentielle sortie sur Blow the Fuse, Gourmet accepte sans hésiter, mais le prévient qu’il est seul à la barre du label. En discutant avec lui, Yanick réalise que Gourmet n’a peut-être pas les ressources nécessaires pour satisfaire à lui seul l’ambition des Breastfeeders. Certes, il pouvait distribuer un peu partout avec Blow the Fuse et son expérience dans les circuits indépendants lui avait amené un bon réseau de contacts, mais ses connaissances de l’industrie grand public, des subventions et autres technicalités légales de commercialisation à plus grande échelle n’étaient pas tout à fait développées. Les deux gars en conviennent que Les Breastfeeders ont besoin d’une équipe plus fournie, avec plus d’argent et de temps à investir sur le projet, mais force est d’admettre que le band est un bon fit pour l’étiquette. J’ai un nouvel ami qui a réussi à m’obtenir une subvention pour les Breast, dit Yanick à Gourmet pendant l’un de leurs premiers meetings. C’est Jean-Christian, son nom. Il connaît bien le band, je suis sûr qu’il serait prêt à nous aider avec la sortie de l’album.

Pendant que Gourmet et Yanick entament les discussions, Gwenwed, le groupe de JC, partage un local de pratique avec Les Breastfeeders. C’est d’ailleurs comme ça qu’il se ramasse à jouer du clavier sur quelques chansons de leur premier album et à les accompagner sur certains shows. Quand le band a besoin d’un Farfisa, JC n'est jamais bien loin! Non seulement connaît-il bien le band, il faut savoir qu’il a toujours eu une facilité avec les documents légaux et contractuels qui va au-delà de ce qu’on attend d’un musicien. Gwenwed n’a pas de gérance, c’est donc lui qui s’occupe des technicalités nécessaires au développement du groupe. Au moment de sortir le premier album des Breastfeeders, il a déjà acquis un peu d’expérience dans tout ce qui touche les aspects entrepreneuriaux de l’industrie musicale : éditions, distribution, demandes de subventions, finances, toute la poutine. Puisque Yanick a déjà bénéficié de son aide, il sait que JC serait un atout pour la sortie de l’album.

Et Pierre, dans tout ça? Il rencontre Gourmet dans le cadre d’un événement qu’il organise et pour lequel il engage Caféïne. En faisant connaissance, les deux gars se rendent compte qu’ils sont liés par la blonde de Pierre, qui est aussi la sœur de Jean-Philippe Roy, guitariste du Nombre. Ils deviennent rapidement amis, unis par leurs goûts musicaux similaires. De fil en aiguille, Pierre commence à aider Gourmet, d’abord comme booker du Nombre, puis d’autres groupes affiliés à Blow the Fuse, notamment Les Breastfeeders.

La classe moyenne de la scène montréalaise

Yanick, Gourmet, JC et Pierre se retrouvent donc à travailler ensemble avec Les Breastfeeders, et frappent tous le même mur – il y a un manque flagrant de services au Québec pour les groupes indie émergents. En fait, Les Breastfeeders se retrouvent coincés entre les quelques grosses maisons de disques grand public et les entreprises DIY issues des scènes alternative, punk et métal. C’est un problème que nos protagonistes connaissent très bien : JC le vit d’ailleurs en temps réel avec Gwenwed.

À l’époque, personne ne voulait signer de bands indie rock. Audiogram était beaucoup trop grand public pour prendre le risque de signer un artiste qui ne serait pas un succès de ventes quasi-garanti. La Tribu, qui existait depuis quelques années, représentait pas mal de groupes alternatifs à ses débuts, mais semblait prendre un virage plus chanson depuis la signature des Cowboys Fringants. D’un autre côté, il y avait une poignée de labels indépendants, par exemple Indica Records, qui pouvaient offrir des services très décents, mais qui étaient généralement axés sur une scène précise; ça restait très contingenté, en quelque sorte. On (Gwenwed) ne faisait pas du punk ou du métal, donc on n’était pas un bon fit pour les services offerts à ces scènes-là. — JC

L’enjeu est particulièrement complexe parce qu’il ne concerne pas que les maisons de disques. On peut observer le même problème dans la plupart des secteurs de l’industrie. Très peu d’agences de spectacles s’intéressent au rock alternatif – Louis Carrière avait fondé Preste quelques années auparavant, mais la compétition est féroce. Tout le monde rêvait de se faire booker par Louis Carrière, se rappelle JC. Les relationnistes de presse à leur compte en musique sont alors beaucoup plus rares qu’ils le sont aujourd’hui, et les artistes indépendants ne peuvent pas forcément se permettre leurs services.

En fait, c’est d’une espèce de classe moyenne qui n’existe pas vraiment dont les gars ont besoin : des services complets et professionnels pour des artistes plus alternatifs, un équilibre entre le commercial et le 100% DIY. Les Breastfeeders, Caféïne, Gwenwed, tous ces groupes avaient quand même un côté pop, on pouvait voir un potentiel commercial modeste. Mais pour ça, on avait besoin de services! Des artistes originaux et talentueux qui tombent dans une craque comme ça, il y en a beaucoup à l’époque, et ceux qui fonderont bientôt Bonsound le savent très bien. 

Une entreprise créée par nécessité

Cette réalisation de l’ampleur du manque de services pour les artistes indépendants au Québec est le premier élément déclencheur de la création de Bonsound. Un autre, beaucoup plus personnel, trotte déjà dans la tête des quatre futurs associés : ils sont tous un peu au pied du mur à leur façon, pris dans une sorte de croisée des chemins. Pour Gourmet, c’est de plus en plus difficile de concilier sa job chez Fusion III, les opérations de Blow the Fuse et sa carrière musicale. Quand l’opportunité de partir en tournée avec Le Nombre en Europe deux fois dans la même année se présente à lui, il se fait dire par son supérieur chez Fusion III qu’il doit choisir entre son poste et son band. Il troque donc son emploi pour le chômage. 

À l’époque, j’étais déjà rendu à 36 ans, et la pression de trouver un vrai métier se faisait de plus en plus sentir. Toute ma vie adulte avait été entièrement dédiée à la musique, je n'avais aucune autre expérience ni l’envie de faire autre chose. — Gourmet

JC a une perception bien différente de sa carrière musicale, dont il a déjà fait le deuil depuis un bout de temps. Je savais déjà que je ne resterais pas musicien toute ma vie, que j'avais besoin d’un autre mode de vie. Il hésite entre se lancer complètement dans le monde académique et laisser sa passion de jeunesse pour la musique de côté, ou faire quelque chose d’autre en lien avec l’industrie musicale. Quant à lui, Yanick vient tout juste de faire faillite avec son bar, ce qui le laisse évidemment dans une situation financière difficile. Le Cabaret Juste pour Rire, c’est une jobine en attendant de trouver autre chose, et la direction de tournée de Yann Perreau n’est pas assez payante pour subvenir à ses besoins. Contrairement aux deux autres, Yanick n’a aucunement l’intention de faire carrière dans l’industrie de la musique à long terme, et ce même s'il a les deux pieds dedans. Finalement, Pierre aide toujours Gourmet avec le booking des artistes signés chez Blow the Fuse, mais il a perdu l’emploi qui lui permettait de gagner sa vie. 

La table est mise, les premières discussions au sujet de l’éventuelle création de Bonsound ont lieu. Pendant à peu près un an, Yanick, JC, Pierre et Gourmet parlent de se lancer en affaires ensemble. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils veulent fonder une entreprise qui pourrait combler le manque de services accessibles à cette fameuse classe moyenne musicale dont ils pensent faire partie. Ils finissent éventuellement par trouver un nom – Gourmet avait acheté le nom de domaine bonsound.com en 1999, sans avoir la moindre idée de ce à quoi ça servirait. Le choix est donc évident, même pas besoin d’y réfléchir. Après ça, le premier move a été de louer un local, avant même d'avoir une vision claire des services qui seraient offerts par Bonsound; le loyer entre en vigueur le 1er octobre 2004. La vie étant ce qu’elle est, les gars ont à peine le temps de cligner des yeux qu’ils doivent déjà s’installer dans leur nouveau bureau, sans plan d’action concret. Ils investissent chacun 435$ dans un fond commun qui servira aux finances de l’entreprise – c’est tout ce qu’ils peuvent se permettre.

On n’avait pas grand-chose à perdre, dans le fond. Même si ça plantait après un an, on était assez jeunes pour se relever. On avait juste à louer un local, c’est pas comme si on ouvrait un restaurant et qu’on devait investir une grosse somme d’argent dès le départ. Même-là, le local servait surtout à symboliser la prise au sérieux du projet et à faciliter la communication entre nous quatre. — Yanick
Si c’était à refaire, jamais on ne referait ça de la même façon aujourd’hui. Quand on y pense deux minutes, c’était vraiment une mauvaise idée : on ne se connaissait pas vraiment, pis on n’avait pas une crisse de cenne. — JC

C'est donc dans un contexte incertain à s’en ronger les ongles que Bonsound voit officiellement le jour. S’ensuivent vingt ans de succès et d’échecs, de partys mémorables (ou pas) et de travail acharné, de moments inoubliables et d’autres qu’on préfèrerait oublier, mais surtout vingt ans de musique.

Vingt ans d’histoire à découvrir dans les prochains articles de cette nouvelle série qui seront publiés ici-même, sur le Blog Bonsound.

Chapitre 2 - L’origine d’un nouveau modèle d’affaires

Deuxième chapitre d'une série d'articles sur l'histoire de Bonsound créée à l'occasion du 20e anniversaire de la compagnie.

Fait que c’est ça, 1er octobre 2004, Bonsound existe pour vrai, avec un local pis toute. Jean-Christian Aubry, Yanick Masse, Gourmet Délice et Pierre Gourde se retrouvent avec une entreprise à bâtir, mais ne savent pas encore précisément quelle forme elle prendra, ni de quelle façon elle se financera. L’argent sera d’ailleurs une source considérable de stress et de défis tout au long de la première année d’existence de la compagnie, et les problèmes n'attendront pas le 2 octobre pour se pointer le bout du nez.

Pierre et Gourmet au travail, en 2004. (Photo : Isa Guimond)

Précarité financière et débrouillardise

En fait, une mauvaise surprise se révèle aux quatre associés dès le paiement du premier mois de loyer. Gourmet a quelques centaines de piasses dans le compte de Blow the Fuse, et le loyer est assez abordable, même pour l’époque – c’est donc lui qui s’occupe de payer le premier mois. Peu de temps après avoir préparé le chèque, Gourmet reçoit un appel de son ami Vincent Posadzki, batteur des Secrétaires Volantes; un simple rappel amical qu’il lui doit encore 29$. Pourquoi? Ça, on s'en rappelle pas, mais crisse qu’on se rappelle du montant, par exemple. Pas de problème, Gourmet signe le chèque et le remet à Vincent, sans se demander s’il a les fonds nécessaires; après tout, on parle seulement de 29$, pas de quoi se ruiner. Vincent encaisse son chèque et récolte son dû avec succès, mais le propriétaire du local n’a pas la même chance quand vient le temps d’encaisser le sien le 1er octobre venu… Le chèque rebondit, il manque 4,25$ dans le compte de Blow the Fuse. Oups. 

La situation se règle assez rapidement, mais ce n’est qu’un avant-goût des péripéties qui attendent Bonsound. Une fois le mois d’octobre entamé, les associés décident d’organiser un party de financement au bureau, question de pouvoir s’acheter le strict minimum en termes de matériel. Les ventes d’alcool rapportent 608$, et c’est Yanick qui est chargé d’aller le déposer à la banque le lendemain. 

J’avais déjà un arrêt à faire à L’Esco cette journée-là, probablement pour leur donner des posters, donc je me suis porté volontaire pour aller déposer l’argent en même temps. En plus de l’argent du party, j’avais d’autres petits trucs à déposer, genre des rouleaux de 25 cennes pis des chèques de revenus de shows. Je suis allé faire mon dépôt à la banque après être passé à L’Esco, pis j’ai regardé le relevé seulement à mon retour au bureau. J’ai tout de suite catché qu’il y avait un problème, pis en faisant le calcul je me suis dit : tabarnak, ça marche pas, il manque 608$! Yanick

C’est comme ça que Yanick réalise qu’il a perdu l’argent en chemin. Les revenus du party étaient placés dans une enveloppe, à l’écart du reste du dépôt. On ne l’a jamais retrouvée. Tout ce que le party de financement aura rapporté aux gars, c’est un bordel dans leur nouveau bureau et le ménage le plus déprimant de leurs vies. 

À cette époque, JC est le seul à posséder une carte de crédit, et celle-ci sert principalement à financer les activités de la compagnie. Limitée à 1500$, elle est évidemment toujours loadée : Ça nous arrivait souvent d’avoir même pas assez de fonds pour acheter un paquet de papier à 7$. La carte de crédit de JC nous a souvent sauvé pour ce genre de dépenses, se rappelle Gourmet. Le papier d’imprimante peut sembler anodin, mais à une époque où les courriels n’ont pas encore été démocratisés, ça représente une dépense considérable; les contrats de shows, par exemple, s’envoient toujours par la poste ou par fax. Pas de papier, pas de contrat. Ça, c’est sans compter l’encre pour imprimante, qui est beaucoup plus dispendieuse. Pour s’en procurer, les gars doivent laisser la commodité de côté : hors de question d’acheter des cartouches d’encre préremplies quand on peut se faire chier à remplir les cartouches vides soi-même à grands coups de seringue. C’est gossant, c’est salissant, ça demande de la minutie pis ça fait perdre un peu de temps, mais ça coûte pas mal moins cher pis c’est mieux que rien. C’est aussi vraiment préférable pour l’environnement, mais ce point-là ne fait pas encore partie des priorités de Bonsound en 2004.

Un milieu de travail atypique 

Malgré les problèmes d’argent qui s’enchaînent, les gars sont relativement chanceux et réussissent toujours à s’en sortir. On combinait nos ressources : si l’un de nous quatre avait du pain, un autre du beurre de peanuts et un troisième des pogos, on était safe pour passer à travers la journée, dit Gourmet. Exact, on était pauvres, mais faut pas non plus exagérer, on réussissait quand même à se débrouiller, complète JC. Même si on a fait un peu moins de 18 000$ chacun dans la première année, on avait un toit sur la tête, on mangeait, on pouvait se payer du weed et des pintes à L’Esco. C’était suffisant pour survivre, à l’époque. 

Parlant de weed, le cannabis fait partie intégrante de la vie de bureau chez Bonsound, surtout pour Pierre et Gourmet – si bien que sa consommation est à l’origine du tout premier règlement de l’entreprise, proposé par Yanick et JC : interdiction de fumer du pot avant 11h du matin.

On se grattait jusqu’à 11h en attendant de pouvoir fumer un bat, mais on était quand même d’accord avec le règlement. De toute façon, ça ne nous tentait plus de commencer aussi tôt; c’est pas l’fun d’être gelé comme une balle à 14h pis de devoir appeler CISM pour dealer des affaires de partenariat! Gourmet

Ça ne sent pas seulement le pot dans le premier bureau; rappelons que l’interdiction de fumer la cigarette dans les édifices publics n’est pas encore en vigueur au Québec en 2004-2005. Heureusement, parce qu’autrement JC serait souvent dehors – à l’époque, on peut quasiment considérer son cendrier comme un outil de travail. Il arrêtera de fumer quelques années plus tard, mais ceux et celles qui l’ont côtoyé avant ça s’en rappellent ardemment.  

Évidemment, les gars ne passent pas leur temps à fumer en fixant les murs; ils prennent la concrétisation de leur projet très au sérieux. On travaillait sans arrêt, 7 jours sur 7, se rappelle Yanick. On n’avait pas d’enfants, pas de relation sérieuse; notre vie, c’était Bonsound. Mais on ne s’en plaignait pas, on trouvait ça tout à fait normal. On n’avait rien de plus pertinent à faire. Leurs efforts portent fruit, et la mission de l’entreprise devient rapidement de plus en plus claire. Rappelons que la raison d’être initiale de Bonsound était de répondre aux besoins des groupes avec lesquels ils travaillent déjà (notamment Les Breastfeeders) en leur offrant des services qui leur seraient autrement inaccessibles.

Diversifier son offre de services pour survivre

Dès le départ, on savait qu’on n’allait jamais vendre de disques en malade, qu’on ne ferait jamais de tournées dans d’énormes salles; on voulait faire les choses autrement. Notre but n’était pas de travailler avec des artistes qui avaient le potentiel de devenir mainstream - pas parce qu’on n’aimait pas la musique plus grand public, mais parce qu’on se reconnaissait pas là-dedans. On s’est dit que si on s’occupe de la promotion et des relations de presse nous-mêmes au lieu de payer du monde à l’externe, qu’on s’occupe du booking, de la production de spectacles, de nos propres demandes de subventions, peut-être que dans ce cas-là on va être capable de survivre. On s’est d’abord créé les services dont on avait besoin pour nos projets, pis on a vu que ça marchait. On savait aussi que les ventes de disques allaient de moins en moins bien, mais que les gens allaient continuer à aller voir des shows. On a réalisé que l’argent se trouvait peut-être plus dans les spectacles et les services auxiliaires que dans la vente de disques. La vision était donc de bâtir une entreprise de services; le label était le plus bas dans nos priorités, déjà parce qu’on avait encore nos petits labels, mais aussi parce qu’on n’en voyait pas l’intérêt. On voulait offrir nos services aux autres labels. JC

C’est donc par nécessité et débrouillardise, et non par génie créatif, que Bonsound développe le modèle d’affaires qui deviendra la norme de l’industrie vingt ans plus tard. Un modèle qui ne tardera pas à faire ses preuves; si les premiers jours de l’entreprise sont définis par l’incertitude et la précarité, la chance finit par sourire aux gars lorsqu’ils reçoivent un appel qui va changer leur vie, et ce moins d’un mois après leur ouverture officielle.

À l’autre bout du fil, Eli Bissonnette, le fondateur du label indépendant Dare to Care Records, propose à Bonsound de faire équipe avec lui autour d’un projet très particulier. Ce band-là va marcher, mais pour ça, j’ai besoin d’aide. Seul à s’occuper du label, Eli n’a pas le temps ni les ressources nécessaires pour prendre en charge la gérance, le booking et la promo du band – comme c’était le cas pour Blow the Fuse avec Les Breastfeeders.

Le band en question, c’est Malajube – certainement l’un des groupes québécois les plus marquants des années 2000. À l’époque, le groupe est encore relativement inconnu, sur le point de sortir Le compte complet, son premier album. L’opportunité de travailler avec Malajube est un énorme coup de chance pour Bonsound, et les gars sont charmés dès la première écoute; ils acceptent sans hésiter. Les deux entreprises commencent à travailler ensemble sur le projet – Dare to Care en tant que label, Bonsound en tant que gérants, agents de spectacles, promoteurs… tout le reste, dans le fond. Le compte complet voit le jour le 2 novembre 2004, et un spectacle de lancement a lieu un mois plus tard au Café Campus.

Je me rappelle très bien qu’au lancement au Café Campus, j’étais en haut sur la mezzanine avec Yanick, pis les deux on se regardait pis on se disait : Ok man, ça va vraiment marcher c’te band-là. Le feeling était très fort dès le début. Pis je regardais le band jouer devant tout le monde qui capotait… leur succès était assuré à nos yeux.JC
Lancement du premier album de Malajube, avec apparition du premier logo Bonsound.

La gérance, point d’ancrage de la compagnie

Si Les Breastfeeders sont à l’origine de la création de Bonsound, la signature de Malajube est en quelque sorte l’événement qui cristallise le modèle d’affaires de la compagnie : offrir une gamme complète de services à la carte à des artistes émergents, selon leurs besoins, le tout mené avec la philosophie du management. Ce dernier point est particulièrement important, comme l’explique JC : L’esprit de management est au cœur de l’essence de Bonsound depuis toujours, et c’est le trait le plus important encore aujourd’hui. Tout part de là. 

Plusieurs des aspects qui caractérisent Bonsound sont directement liés à cette façon de voir les choses. Déjà, les contrats pour les différents services ont toujours été séparés pour permettre un maximum de flexibilité aux artistes, et conçus avec cette question en tête : en tant que gérant / artiste, est-ce que je serais down de signer ce contrat? Les quatre associés ont aussi très vite adopté la ligne directrice selon laquelle le rayonnement de la marque Bonsound ne devrait jamais prioriser sur celui des artistes qu’elle représente. En accord avec cette idée, le premier logo de la compagnie était extrêmement sobre, si on peut même appeler ça un logo; c’était plus une police d’écriture, rendu là. Tous ces aspects sont d’ailleurs résumés en une phrase dans la description officielle de l’entreprise : Bonsound est au service des artistes avec qui elle travaille et ne possède pas leur propriété intellectuelle. 

Malajube en 2004.

La gérance est le point central de l’entreprise depuis ses débuts, mais les gars n’ont jamais eu l’intention de s’y limiter, justement parce que c’est un métier intrinsèquement limitatif : c’est trop prenant pour permettre de travailler sur un grand nombre de projets. L’implication est totale et très intense, c’est le service qui tire le plus de jus et qui prend le plus de temps à développer et à devenir rentable, surtout si les artistes sont en début de carrière et que tout est à faire. C’est pas juste une question de business; être gérant.e, ça implique souvent de développer et entretenir des amitiés avec les artistes. Qu’on le veuille ou non, c’est difficile de maintenir une relation strictement professionnelle quand on passe autant de temps avec quelqu’un et qu’on travaille aussi fort sur son projet. C’est encore plus complexe quand on travaille avec des bands; la gestion de conflits, la médiation et autres aptitudes interpersonnelles deviennent presque aussi importantes que les compétences professionnelles. Toute cette charge émotionnelle s’ajoute à l’implication déjà très lourde que nécessite le métier. 

On voulait éviter de devoir dire non à des projets qui nous font tripper juste parce qu’on n’a plus de place pour eux, pis diviser nos services en différents contrats nous permettait d’avoir plus de flexibilité. C’est pas parce qu’on peut pas prendre un band en management qu’on peut pas l’aider avec le booking ou la promo. Gourmet

À partir de ce stade-ci, tout va aller très vite pour Bonsound : au fil des mois, l’entreprise signera de nouveaux artistes, engagera sa première employée, verra le départ d’un de ses associés, développera son offre de services et se bâtira une équipe qui prendra de plus en plus d’ampleur. C’est l’occasion parfaite pour laisser la parole à celles et ceux sans qui le succès de la compagnie aurait été impossible – le staff et, surtout, les artistes. À lire dans les prochains chapitres!